Arguments


 L’expérience de la solitude de l’être parlant constitue l’un des traits saillants caractérisant la culture contemporaine ; cette expérience se manifeste, entre autres, par des tentatives de suicide ou des suicides, le désespoir, l’abattement ou un état dépressif, la disparition des liens sociaux ou une grande difficulté à nouer des relations avec les autres. 

 

Les raisons en sont multiples ; je n’en citerai que celles qui se sont récemment exacerbées et qui frappent le corps du sujet. 

 

1. L’accélération de la vitesse dans presque tous les domaines de la vie. La vitesse avec laquelle on va d’un point A à un point B est plus rapide, mais la distance qui sépare une personne A d’une personne B est plus grande. La course contre la montre a insidieusement commencé à ravager les liens interpersonnels qui ne peuvent vraiment se former que sous une forme incarnée, parce que la pression d’aller vite devient primordiale par rapport à l’importance de la rencontre « en direct ». La nouvelle règle du « plus vite et plus » ne semble pas avoir pris suffisamment d’ampleur pour supplanter l’importance de la rencontre avec les autres. Un temps transitoire. Si l’on se réfère au concept de Durkheim, on peut percevoir une certaine anomie dans la société, une certaine incohérence dans le système social ; en effet, les anciennes règles n’ont pas encore disparu et de nouvelles régulations font défaut ; ceci qui provoque chez l’être parlant une désorientation dans ses relations avec les autres.   

 

2. La réduction de l’information au strict minimum c’est-à-dire à des images, des schémas et des signes qui fait perdre à l’homoIT – l’homme à la mesure de notre temps – la capacité et la volonté de parler avec les autres, ce qui n’est pas propice à l’établissement de liens sociaux.

 

3. L’irruption de l’espace virtuel dans presque tous les domaines de la vie prive brutalement l’être parlant de son intimité ; cela lui donne l’illusion de contacts étendus tout en le privant d’une implication réelle dans la relation et en exacerbant son expérience de la solitude.  

 

4. Le processus permanent d’encadrement – ou plutôt d’écrasement – de la vie humaine par des normes et des procédures, dans le labyrinthe desquelles disparaît le sujet individuel avec ses souffrances et ses difficultés. Au lieu d’être traité individuellement, avec une approche au cas par cas, il reçoit d’un spécialiste un ensemble de données standardisées qui ne se traduisent pas par une information compréhensible pour l’homme ; tout ceci vient encore s’ajouter à sa solitude. 

 

5. L’accroissement des préjugés et de l’hostilité à l’égard de l’étranger/autre, souvent créés pour des raisons politiques (LGBT, réfugiés, minorités nationales et autres) qui le condamnent à être exclu d’un groupe social donné.  

 

6. La croissance du nombre de réfugiés et de migrants induite par des raisons politiques et économiques ravive aussi la question d’apatride. Il s’agit d’une sorte de solitude de la personne pour qui chaque pays sera étranger ; en effet, l’absence de passeport comme reconnaissance de la citoyenneté est douloureuse. En témoignent les expériences des écrivains qui ont émigré dans un pays étranger (W. Gombrowicz, L. Tyrmand, S. Mrożek, R. Topor et autres), consignées dans leurs journaux intimes, leurs notes et leurs textes. 

  

La possibilité de construire des liens sociaux, qui sont importants pour le sujet parce qu’ils le situent dans le monde humain est la réponse culturelle à la solitude. Il semble significatif le fait que persiste dans la tradition philosophique un courant assez fort qui n’est pas favorable à la solitude de l’homme. Cicéron, par exemple, affirmait que « la nature de l’homme a horreur de la solitude », et Marc Aurèle identifiait le solitaire à « un fugitif social, un ulcère du monde et un déchet de la société ». Aristote, dans La morale à Eudème, désapprouve également la solitude, car elle conduit au mal.  Dans la culture polonaise aux fortes racines collectivistes dues, entre autres, à l’héritage du système communiste, mais aussi fondée sur un ordre patriarcal et religieux, la solitude, qui est plutôt une sœur de la doctrine de l’individualisme, ne trouve pas de soutien. Cela se manifeste par des exclusions ou des stigmatisations par de groupes spécifiques.

 

Les moyens couramment connus pour pallier la solitude sont, entre autres, un établissement d’un lien social par le fait de créer un couple avec, par exemple, partenaire amoureux, ami, voisin, frère/sœur, mère/père, fils/fille. Il peut aussi s’agir de perpétuer la présence au sein d’une famille générationnelle malgré le fait d’avoir grandi ou d’avoir fondé sa propre famille. Une autre façon importante d’être avec les autres est d’adhérer ou de former un groupe avec une identification imposée de valeurs au contenu immuable que les membres du groupe sont obligés de partager.

Ces moyens lient les gens les uns aux autres et leur procurent un sentiment de sécurité, mais dans la situation de rejet/d’abandon par l’autre, ils provoquent l’expérience d’une perte douloureuse.  

 

Le sujet peut également former un lien avec des êtres vivants autres que l’homme. Par exemple, avec un chien ou un chat ; il peut leur parler et s’attacher à eux, ce qui réduit le fardeau de sa solitude. Il est aussi possible de créer un lien avec un objet auquel on peut s’attacher en l’anthropomorphisant – on peut ainsi créer un lien qui remplace souvent la relation avec les personnes.  

 

Il existe aussi le maintien des liens avec les proches décédés. Lacan explique ce type de lien en avançant : « c’est qu’un certain lien a été fait signifiant, qui fait que cette mort existe autrement qu’à proprement parler dans le réel, dans le foisonnement de la vie. Il n’y a pas d’existence de la mort, il y a des morts, et voilà tout ! Et quand ils sont morts, personne dans la vie n’y fait plus attention (Lacan, Séminaire V, Les formations de l’inconscient, Leçon 17). Le signifiant de la mort est animé à travers les rêves, les anniversaires de décès, des souvenirs dans l’espace privé ou prévus pour être exposés aux autres (musées), les visites fréquentes au cimetière, la conservation de l’urne avec les cendres à la maison dans un endroit entouré de respect, l’immersion dans le passé des ancêtres. 

 

La psychanalyse d’orientation lacanienne n’ignore pas l’importance du lien social comme antidote à la solitude. Au contraire ! C’est un objet de préoccupation constante pour les psychanalystes lacaniens. Cependant, il est important de noter que Lacan pose ces questions différemment par rapport à ce qui se fait habituellement ; en effet, il souligne l’importance de la fonction du langage et de la parole et du respect de la singularité du sujet. Cette approche lui donne l’occasion de concevoir des modalités singulières de construction du lien social. Tout au long de son enseignement et, notamment, dans ce qu’on appelle le premier temps de son enseignement, Lacan a mis l’accent sur l’importance de la parole comme fondement du lien social.  Le concept des 4 discours, développé par Lacan dans le Séminaire XVII L’envers de la psychanalyse, en témoigne le mieux. Le discours du Maître et, dans son dos, le discours capitaliste et ceux hystérique, universitaire et analytique sont différentes modalités de lien social. Mais le langage et la parole échouent parce qu’il y a des défauts dans la structure même du langage sur lesquels chaque être parlant bute de temps en temps. Cela provoque de nombreux malentendus entre les hommes.  Nos efforts acharnés pour nous former à une communication dite efficace ne servent à rien. 

La deuxième « manœuvre » de Lacan ayant tendu à mettre en valeur la question de la solitude dans sa théorie solidement étayée par la clinique a été de donner une dignité à ce qui est singulier chez le sujet ou plutôt hors celui-ci : ce qui le sépare de lui-même, des autres, mais lui permet d’inventer des modes uniques de relation aux autres. Dans le processus analytique mené jusqu’au bout, en partant du désir de l’autre et vers l’autre, en construisant au passage le symptôme analytique, en vidant le sujet de ses signifiants (phénomène de destitution – comme  l’effet de l’analyse du sens) et en s’appuyant sur l’inconscient transférentiel, s’opère une traversée du fantasme ; ceci permet déjà, à partir du réel transférentiel, d’inventer ses propres façons de « se débrouiller avec » ce reste du réel le plus intime, le plus étranger ; cette « certaine » jouissance. Ce reste est une jouissance symptomatique qui ne s’explique pas, ne se nomme pas, qui s’inscrit dans le corps d’une façon particulière, chez chacun absolument différemment. Il ne s’agit pas de l’être relevant de l’ordre ontologique, mais d’un parlêtre. L’inscription dans le corps apparaît comme l’effet de l’impact du mot sur le corps. Mais, paradoxalement, c’est seulement après en avoir fait l’expérience que l’on peut construire du lien social à partir de ce reliquat autistique de jouissance. L’étrangeté de ce qui est le plus intime et unique à chaque sujet fait de nous des uns distincts ; ceci nécessite de traiter chaque analysant au cabinet, mais aussi chaque être humain dans la vie sociale, selon le principe de un par un.   

 

Traiter la question de la solitude et de la construction du lien social à partir de la singularité donne à l’analyste – dans un monde qui devient de plus en plus fou – la possibilité de s’y orienter en :

- créant un groupe à partir d’un ensemble d’éléments hétérogènes qui ne s’additionnent pas, ce qui permet d’être plus facilement avec les autres sans être contraint de créer une cohésion du groupe basée sur l’harmonie ;

- acceptant de former un couple basé sur une relation romantique, en acceptant la formule mathématique : « le rapport sexuel n’existe pas » ; 

- accompagnant de sujets solitaires que la psychanalyse place dans la catégorie conceptuelle de la psychose dite ordinaire. Ces sujets, chez qui des éléments de psychose sont visibles sous forme de phénomènes élémentaires, pour avoir des liens avec le monde et avec leur propre corps, développent leurs propres supports pour être avec les autres ;  

- allant, sans s’imposer, à la rencontre des sujets pour qui le monde de la parole est insupportable. La parole de l’autre leur fait peur. Ces sujets qui, dans la nomenclature psychiatrique, se situent dans le spectre de l’autisme, veulent être avec les autres, mais souvent en dehors du langage, pour se protéger de la parole qui produit du sens souvent superflu, car c’est la fonction du langage, et non son sens, qui est plus importante. J-A. Miller, dans son texte intitulé Economie de la jouissance, souligne la fonction, par exemple, du cri comme prédicat du langage, par lequel l’enfant entre dans la parole. 

 

Lors du XIIIe Colloque « SEUL.E_(a)VEC les aUTRES » nous auront l’occasion d’approfondir les thèmes évoqués ci-dessus. Une perspective plus large sera apportée par des présentations de cas cliniques qui nous rapprocheront de l’importance de la singularité du sujet. Il sera intéressant d’aborder la solitude d’un point de vue philosophique à partir, entre autres, de lectures de Platon et de Plotin. Les entretiens avec deux artistes éminents dont le refus d’entrer dans le mode de normativité excessive a donné lieu à des façons originales de créer des liens sociaux feront sûrement événement.

 

Alina Henzel-Korzeniowska

 

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Les présupposés philosophiques de la psychanalyse lacanienne


La dernière phrase de l’une des œuvres les plus célèbres de la philosophie occidentale, Les Ennéades de Plotin, parle de la solitude : connaître l’unité, c’est se retourner vers soi-même. Dans la tradition métaphysique, le sujet doit se connaître lui-même par l’introspection. Mais la philosophie s’arrête-t-elle là ? Pourquoi donc avons-nous besoin d’un autre quel qu’il soit, si nous sommes en fin de compte tournés sur nous-mêmes, seuls ? Cette phrase de Plotin, φυγὴ μόνου πρὸς μόνον, « fuir seul vers lui seul » (traduction Bréhier), peut également être lue comme un retour autoérotique à la position du narcissisme primordial. Ce pra-narcissisme auto-retournant dont la scène primordiale de la caverne platonicienne est une figure, ainsi que son retour du domaine des ombres, du monde extérieur médié par les sens et donc de toute altérité, constitue « l’idiome du métaphysicien qui nous donne accès à certains modes d’existence de notre expérience qui deviennent invisibles pour la psychologie du moi, comme les étoiles le jour. » (Andreas-Salomé). En fin de compte, le philosophe-métaphysicien, dans l’acte de constitution du sujet, englobe avec le concept d’unité non seulement le moi mais aussi toute altérité, et ainsi, dans le langage de la scène primordiale platonicienne : il retourne à la caverne. Lorsque le philosophe parle de αὐτὸ ταὐτό - soi-même lui-même, il ne parle pas seulement de lui mais de la plénitude de l’être. L’être ainsi conçu — comme l’unité de tout être — est la solitude médiée par l’altérité.


Que dit Platon sur la solitude ? Pour Lacan, Platon c’est d’abord la figure de l’agalma comme objet petit a dans la dialectique de l’Eros dans la dernière scène du Banquet, et donc la figure de l’altérité (Sem. VIII : Le transfert). Pour Freud, à son tour, Platon c’est la figure de l’androgyne du début du Festin qu’il cite dans Au-delà du principe de plaisir dans le contexte des considérations autour du « problème de l’origine des instincts sexuels » et de la théorie platonicienne « dérivant un instinct du besoin de rétablissement d’un état antérieur », « qui traite non seulement de l’origine de l’instinct sexuel, mais aussi de l’une de ses plus importantes variations par rapport à l’objet ». Freud transpose le discours mythologique de Platon dans le langage de la cosmogonie des Upanishads. (« Mais, il (I’Atman ou le moi – note de Freud) n’éprouvait lui-même aucune joie ; et il n’éprouve aucune joie, parce qu’il est seul. Et Il fut pris du désir d’avoir un second. Il était, en effet, grand comme un homme et une femme lorsqu’ils sont enlacés, Il divisa son moi en deux parties « ), puis l’interprète au niveau cellulaire : « la substance vivante, une et indivisible avant d’avoir reçu le principe de vie, se serait, une fois animée, divisée en une multitude de petites particules qui, depuis, cherchent à se réunir de nouveau, sous la poussée des tendances sexuelles », « ces particules de la substance vivante, ainsi séparées les unes des autres, finissent, dans leur désir de se retrouver, par réaliser la pluri-cellularité, pour finalement localiser ce désir de réunion, poussé au plus haut degré de concentration, dans les cellules germinales ».


Interprétons cette affirmation : la libido est, selon Freud, un mouvement de retour à l’unité primordiale et, en même temps, un mouvement d’abolition de la division primordiale de cette unité en multiplicité. La libido (et donc l’Eros) en tant que désir de retour est quelque chose d’ontologiquement secondaire, l’unité étant ontologiquement première. C’est pourquoi, pour Freud, le désir érotique de restaurer l’unité primordiale a un sens non seulement sexuel (physique), mais aussi ontologique (métaphysique) : « Ce que la psychanalyse appelle sexualité n’est pas la même chose que l’aspiration à unir les deux sexes ou à produire une sensation de plaisir dans les organes génitaux ; c’est bien plutôt l’Eros englobant tout et soutenant tout du Banquet de Platon », « dem allumfassenden und alles erhaltenden Eros ». Platon lui-même, d’ailleurs, ne définit jamais l’Éros de cette manière ; Freud cite plutôt le Faust de Goethe, qui parle de « der Allumfasser, der Allerhalter ». L’Eros est ici une figure ontologique de l’être en tant que tel, étant « une unité auto-différenciée », se divisant, tendant au retour par la division. C’est une solitude médiée par l’altérité, qui s’efforce d’abolir la médiation.


Il s’agit donc d’une double perspective : celle de l’être dans sa totalité (la plénitude de l’être) et celle de l’être partiel, fracturé, fini, qui aspire à la plénitude, à surmonter le manque. L’ontologie grecque classique repose sur cette dialectique du manque (associé à l’être partiel) et du surplus qui le satisfait, inhérent à l’être en tant que plénitude, objet ultime de tout désir : « qui se meut comme l’objet de l’amour » (ὡς ἐρώμενον, littéralement : comme l’aimé, celui que l’on aime), «  et toutes les autres choses (êtres partiels) se meuvent, étant mues par lui » (Met. 1072b), car elles aspirent à la plénitude qu’elles désirent sans l’avoir. L’éros au sens ontologique n’est donc pas seulement une figure du mouvement du désir lui-même, résultant d’un manque, mais aussi une figure de ce qui satisfait ce manque, qui produit, entretient et satisfait lui-même ce mouvement.


Que dit à ce sujet « Spinoza comme philosophe de la psychanalyse » (Lou Andreas-Salomé, Journal freudien, 12.12.1912) ? Freud lui-même reconnaît sa dépendance à l’égard de Spinoza : « Meine Abhängigkeit von den Lehren Spinozas gestehe ich bereitwilligst zu » (lettre à Lothar Bickel, 28.6.1931). Lacan, lui aussi, a été fortement impressionné par la philosophie de Spinoza et « a présenté le spinozisme comme la seule philosophie capable de rendre justice à la psychanalyse » (Roudinesco, p. 83). La thèse de doctorat de Lacan De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité est ouverte par une citation de Spinosa soulignant - malgré son monisme - l’altérité de chaque sujet : Quilibet unius cujusque individui affectus ab affectu alterius tantum discrepat, quantum essentia unius ab essentia alterius differt (n’importe quel affect de chaque individu discorde de l’affect d’un autre, autant que l’essence de l’un diffère de l’autre). Pourquoi Spinoza est-il le philosophe de la psychanalyse ? Que dit Spinoza en tant que philosophe de la psychanalyse sur la solitude et l’altérité?


Spinoza expose le noyau de sa philosophie dans le traité intitulé Éthique. Comme l’Éthique de Lacan, il ne s’agit pas d’une éthique au sens moraliste du terme. Contrairement à Lacan, cependant, Spinoza commence par une ontologie forte. D’emblée, il avance la thèse moniste de l’existence d’une seule substance infinie, cause d’elle-même, dont tout est une modification, un aspect, un mouvement. Tout ce qui existe est en elle, est sa propre existence, sans elle rien ne peut exister. Bien que nous ayons le sentiment de l’existence d’une multiplicité d’êtres différentes, au-dessus de la multiplicité il y a un ordre supérieur d’unité, et cette multiplicité n’est rien d’autre que le mouvement de la multiplication de l’Un. Tout ce qui existe, sans exception, est un mouvement de l’Un. « L’être est un et infini, c’est-à-dire qu’il est tout l’être, et qu’en dehors de lui il n’y a pas d’être ». Cette thèse a des implications éthiques radicales. Spinoza reprend et mène à ses conclusions ultimes la vieille thèse philosophique de Parménide sur l’unité de l’être, au-delà de laquelle il n’y a rien (Met. 986b). Sub specie aeternitatis, cette unité est la solitude absolue. La percevoir, c’est percevoir en chaque être individuel facies totius universi, le visage de tout l’univers, c’est percevoir l’être comme tel dans chacune de ses parties.


« Pour comprendre Spinoza comme philosophe de la psychanalyse, dit Lou Andreas-Salomé, il suffit de repenser jusqu’à ses ultimes conséquences l’idée que les phénomènes physiques et psychiques sont leurs représentations mutuelles. C’est tout autre chose qu’un parallélisme systématique (...). Il s’agit plutôt d’une vision interne consciente de la cohérence et de la présence de deux domaines [le psychique et le corporel] qui ne s’excluent ni ne se déterminent l’un l’autre, parce qu’ils ne font qu’un ». Deleuze développe cette pensée : le parallélisme de Spinoza ne consiste pas seulement dans le rejet de toute relation causale entre l’esprit et le corps, il exclut aussi toute hiérarchie, supprime toute primauté de l’âme sur le corps, non pas pour introduire une primauté tout aussi incompréhensible du corps sur l’âme, mais pour instaurer le corps comme modèle, un corps qui transcende la conscience du corps, tout comme la pensée transcende la conscience de la pensée. Il y a donc quelque chose d’inconscient, tant dans la pensée que dans le corps, dont il faut chercher la connaissance (« personne n’a encore déterminé ce dont le corps est capable », Éthique III.2). Le principe directeur de cette puissance est, chez Spinoza, le conatus, la pulsion, l’équivalent de la libido de Freud. Le conatus est la pure pulsion de maximisation de la puissance : puissance de l’esprit et puissance du corps, qui se manifeste par la joie, la jouissance. Le désir est « la pulsion (conatus) rendue consciente ». La conscience est dérivée du mouvement de la pulsion, c’est le passage d’un ensemble de la totalité d’une moindre puissance à une totalité de plus grande puissance, et vice versa. L’être en tant qu’Un est un mouvement d’agrégats de puissance conscients et inconscients (seules certaines combinaisons d’êtres aboutissent à un accroissement de puissance). Cette conception de l’être permet à Spinoza de tirer « une jouissance infinie de l’existence » (infinitam existendi, sive essendi fruitionem). En définitive, l’Éthique passe de l’ontologie (livre I) à la jouissance (livre IV), à la version spinozienne de la jouissance lacanienne, la joie (laetitia) étant « l’émotion qui augmente ou soutient la puissance de l’action du corps », qui « ne peut être excessive, mais est toujours bonne », et « plus la joie est grande, plus nous atteignons la perfection », « il faut donc jouir et se délecter des choses autant qu’on le peut ». Spinoza en conclut qu’il est nécessaire de rencontrer les autres, de se lier à eux, de partager la jouissance, car tout ce qui se lie est bon. Ce mouvement de liaison n’est rien d’autre que le retour d’une substance divisée à son unité originelle.


Aristote parvient aussi à des conclusions similaires dans les derniers livres de son Éthique (l'Éthique à Nicomaque) : « Mais celui qui voit sent (αἰσθάνεσθαι) qu’il voit; celui qui entend sent qu’il entend; celui qui marche sent qu’il marche, et de même pour tous les autres cas ; il y a quelque chose en nous qui sent notre propre action (ὅτι ἐνεργοῦμεν), de telle sorte que nous pouvons sentir que nous sentons, et penser que nous pensons. Mais sentir que nous sentons, ou sentir que nous pensons, c’est sentir que nous sommes, puisque nous avons vu qu’être c’est sentir ou penser. Or, sentir que l’on vit, c’est une de ces choses qui sont agréables en soi ; car la vie est naturellement bonne ; et sentir en soi le bien que l’on possède soi-même, est un vrai plaisir. C’est ainsi que la vie est chère à tout le monde, mais surtout aux gens de bien, parce que la vie est en même temps un bien et un plaisir pour eux ; et par cela seul qu’ils ont conscience du bien en soi, ils en éprouvent (συναισθανόμενοι, consentendo) un plaisir profond. Mais ce que l’homme vertueux est vis-à-vis de lui-même, il l’est à l’égard de son ami, puisque son ami n’est qu’un autre lui-même (ἕτερος αὐτὸς). Autant donc chacun aime et souhaite sa propre existence (τὸ αὐτὸν εἶναι), autant il souhaite l’existence de son ami ; ou peu s’en faut. Mais nous avons dit que si l’on aime l’être, c’est parce qu’on sent que l’être qui est en nous, est bon ; et ce sentiment-là (αἴσθησις) est en soi plein de douceur. Il faut donc avoir aussi conscience de l’existence et de l’être de son ami ; et cela n’est possible que si l’on vit avec lui, et si l’on échange dans cette association (κοινωνεῖν) et paroles et pensées. C’est là véritablement ce qu’on peut appeler entre les hommes la vie commune (συζῆν) ; et ce n’est pas comme pour les animaux, d’être parqué simplement dans un même pâturage. Si donc l’être est en soi une chose désirable pour l’homme fortuné, parce que l’être est bon par nature et en outre agréable, il s’ensuit que l’être de notre ami est bien à peu près dans le même cas ; c’est-à-dire que l’ami est évidemment un bien qu’on doit désirer. Or, ce qu’on désire pour soi, il faut arriver à le posséder réellement ; ou autrement, le bonheur sur ce point serait incomplet. Donc en résumé, l’homme, pour être absolument heureux, doit posséder de vertueux amis. (Eth. Nic. 1170ab)

 

C’est la mission de la psychanalyse, affirme Lacan, en citant Angelus Silesius (Sem. I, 9.06.1954) : Mensch werde wesentlich, denn wann die Welt vergebt / So fält der Zufall weg, dass Wesen dass bestebt (Homme deviens essentiellement ce que tu es, car, quand le monde décline, c’est alors que le contingent tombe, et c’est l’être qui vient alors à se constituer). Il faut séparer l’essentiel du contingent pour que, à la suite de l’analyse du sujet, dans l’expérience « à la limite de la dépersonnalisation » s’accomplisse la constitution d’un être qui n’est plus exclusivement quelque chose de séparé, mais quelque chose de commun, de tout support et de tout englobant : l’altérité dans soi-même.


Andrzej Serafin